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Quel potentiel commercial pour les interfaces Cerveaux – Machines ?

Après le web et les applications, l’homme entre dans une nouvelle ère, celle des objets intelligents. Pourtant, piloter une interface d’un simple geste semble déjà dépassé : que diriez-vous de la faire par la pensée ?

Google Glasses, Leap Motion, CamBoard, ou MYO, ces bijoux de technologies font partie intégrante de la nouvelle génération de terminaux censés faciliter et «augmenter» notre quotidien. Au-delà de leurs prouesses techniques, ces objets ont un point commun, celui de ne plus nécessiter le moindre contact tactile entre l’homme et la machine. Ainsi, Leap Motion vous permettra de diriger votre ordinateur d’un mouvement de la main, quand Google Glasses se pilotera du regard. Le terme d’ «Homme Augmenté» prend ici tout son sens et ces avancées significatives ne peuvent que nous fasciner.

Pourtant, piloter une interface d’un simple geste semble déjà dépassé : que diriez-vous de la faire par la pensée ? Je ne parle pas ici de psychokinèse ou d’une quelconque faculté métapsychique, permettant d’agir directement sur un objet par l’esprit, mais bien d’une technologie nommée BCI (Brain-Computer Interfaces).

Des pensées à portée de casque

Plus communément appelées «Interfaces Cerveaux / Machines», les BCI intéressent à la fois le monde médical, la recherche, le monde des jeux vidéo et l’armée. Aujourd’hui, certaines de ces interfaces sont déjà disponibles pour le grand public. Des sociétés de commercialisation existent d’ailleurs et sont d’ores et déjà référencées sur une page Wikipédia consacrée aux «BCI / IND». 

A l’image de n’importe quel «Smart Device» comme le smartphone ou la tablette numérique, il est désormais possible de télécharger des applications pour certaines interfaces BCI, directement sur les sites internet des fabricants (Emotiv ou NeuroSky), ou bien sur d’autres sites web de concepteurs de logiciels compatibles avec ces BCI.

Cependant, la technologie a priori prometteuse des BCI n’est pas encore au rendez-vous. L’EEG*, qui est à la base du fonctionnement des BCI commercialisées est une technique extrêmement sensible au bruit et il semble que sur un format portatif / ergonomique ou tout simplement confortable, comme celui d’une BCI, le compromis avec l’efficacité du système soit difficile à atteindre.

A l’heure actuelle, les BCI commercialisées utilisent uniquement quelques signaux parmi la multitude que peut générer notre cerveau. Leur géométrie est contrainte par les signaux cérébraux qu’elles utilisent et les applications sont encore trop étroitement liées aux BCI elles-mêmes. S’ils souhaitent se détacher de toute la partie développement logiciel, les constructeurs de BCI de demain devront donc se lancer dans une compétition féroce pour créer celles qui seront les plus « multi-compatibles » possibles et qui seront capables de capter une large gamme de signaux permettant de commander un vaste panel d’applications. L’application étant le moteur des terminaux d’aujourd’hui, on peut donc imaginer sans mal cette (r)évolution au travers des BCI, car celles-ci offrent un potentiel de commandes unique… 

Le souci des BCI (EEG) est qu’elles sont d’une part boudées par les chercheurs qui attendent des résultats plus précis ou des réponses à des questions qui nécessitent souvent des appareils plus perfectionnés et d’autre part frustrantes pour l’utilisateur grand public pour qui elles peuvent encore s’avérer un peu frustes.

Les projets les plus récents d’utilisation de BCI pour des commandes de jeu ou de systèmes informatiques se limitent – même si les démonstrations peuvent paraître convaincantes – à des cas d’utilisation contraints par la technique même des EEG : il faut qu’il n’y ait pas ou peu de mouvements musculaires accompagnant l’activité mentale et les tâches doivent être élémentaires et limitées aux classes d’actions les plus reconnaissables.

Heureusement, il existe des domaines de recherche où les BCI se développent et jouent un rôle important (IHM, Ergonomie, sciences de la communication). Ici, elles permettent d’étudier l’homme de manière plus écologique en quittant l’espace de laboratoire.

Enfin, l’autre grand intérêt des BCI tient dans le bénéfice qu’elles apportent aux patients handicapés moteurs. A l’avenir, leurs avantages seront sans doute leurs bienfaits en rééducation, leur rapidité, et bien sûr leur attractivité en tant que nouveauté. Parmi les inconvénients nous mentionnerons déjà le coût et une certaine rigidité. Auxquels s’ajoutent des systèmes encore trop simples et dont le paramétrage est fastidieux. Enfin et sans vouloir paraître alarmiste, il faut noter que les effets indésirables de ces technologies restent à découvrir.

La réalité dépasse la Science-Fiction

Avec l’émergence de casques EEG plus sophistiqués, les idées les plus folles pourraient voir le jour. Tout d’abord, nous pourrions prendre conscience d’une ambiance, de l’atmosphère d’un lieu d’états émotionnels chez autrui. Vous croisez quelqu’un dans la rue, vous entrez dans une soirée et vous êtes immédiatement informé de l’état émotionnel ou de bien-être des gens autour de vous. Les BCI de chacun vous envoient des signaux que vous pouvez jauger et quantifier. Il en va de même lors d’un «speed dating» par exemple.

Dans l’armée, cela pourrait aussi servir aux entraînements / mise en condition des soldats. Ensuite, nous pourrions améliorer les jeux vidéo, divertissement le plus populaire au monde. Imaginez votre avatar agissant selon votre état mental réel ! Cela n’est qu’un aperçu du sujet de mon prochain article sur Presse Citron consacré au potentiel des interfaces Cerveau / Machine dans le domaine du Jeu Vidéo.

En bref, il est difficile d’imaginer cela « à terme » étant donné les immenses contraintes techniques actuelles. Cependant rien ne nous empêche de rêver et d’espérer que cela s’opère le plus rapidement possible… ou pas, selon la vision de chacun.

Comprendre le fonctionnement des BCI

Pour parfaire notre connaissance de ces Brain Computer Interfaces, Olivier Dufor et Gilles Coppin de Telecom Bretagne nous expliquent en détail leur mode de fonctionnement :

Comment fonctionnent les BCI (Brain Computer Interfaces) ?

Le fonctionnement des BCI se base sur l’utilisation d’un signal (le plus généralement électrique) en provenance d’un groupe de neurones situés dans une ou plusieurs zones du cortex cérébral afin de commander une neuroprothèse ou un logiciel informatique. *A la manière d’un électroencéphalogramme (EEG) classique l’immense majorité des BCI sont munies d’électrodes et captent les signaux électriques émis par les neurones du cortex cérébral. Ces signaux diffusent dans les différents tissus (méninges et liquide céphalo rachidien, os du crâne et peau) avant d’atteindre l’électrode posée sur le cuir chevelu. C’est un matériel totalement non invasif et indolore.

Pour faire fonctionner une BCI classique (type EEG), ce n’est pas le choix des signaux qui manque. Le cerveau de manière générale et sa surface en particulier (le cortex) sont en activité constante. A chaque instant,  le nombre de processus réalisés en parallèles est colossal. Dès lors, on peut capter de nombreux signaux électriques différents. Le plus gros inconvénient est que chaque électrode capte un signal ou une variation de signal qui correspond non seulement au signal émis par la région cérébrale immédiatement sous-jacente à l’électrode mais aussi à l’intégration de tous les signaux émis au même instant et en tout point du cerveau. Même si quelques facteurs interviennent pour atténuer ces autres signaux. La diffusion et l’amplitude de certains signaux cérébraux mais aussi musculaires et cardiaques  parasitent les signaux recherchés et ce n’est pas vraiment une bonne nouvelle pour les fabricants de BCI.

L’utilisation des BCI peut être considérée selon deux points de vue :

– Un premier point de vue vise à qualifier « l’état » de l’utilisateur porteur d’une BCI (état de fatigue, état émotionnel, charge cognitive, etc.). Dans ce cas, la BCI se limite à un moyen de mesure. Il peut être alors très intéressant de coupler cet appareil à d’autres sources de mesures (mesures physiologiques telles que la conductance électrodermale, l’électrocardiogramme, etc…). Dans ce cas, la BCI permet d’adapter – si nécessaire – le fonctionnement d’un ordinateur, d’un jeu ou d’un logiciel. Le caractère multimodal de la mesure fait d’ailleurs partie de nos recherches au département LUSSI.

– Le second point de vue est celui de la commande, ici, la BCI doit être vu comme une des modalités d’analyse de l’état de l’utilisateur afin d’engendrer une commande parmi d’autres (reconnaissance vocale, interaction haptique ou tactile, etc.) qui peuvent s’avérer plus adéquates ou plus stables en fonction de la situation.

Du point de vue du chercheur en neurosciences, l’important est d’avoir une idée de ce que reflète l’activité des neurones d’une zone cérébrale déterminée à un instant donné avant d’aller y placer un capteur dont le rôle sera de gouverner une prothèse ou un logiciel. Les principaux types d’interactions qui ont été testés jusqu’à maintenant impliquent généralement des commandes d’action par la pensée ; l’utilisateur doit imaginer ou penser l’action pour activer les zones cérébrales dont les signaux seront récupérés par l’interface. Il peut aussi activer des représentations spatiales ou orientés afin d’induire des commandes du type gauche, droite, haut, bas…

Comment différencier BCI et casques EEG ?

Les casques EEG sont des outils d’imagerie cérébrale. A ce titre, ce sont des capteurs de signaux cérébraux qui peuvent servir de BCI. Ils permettent d’enregistrer l’activité électrique du cerveau avec une très bonne résolution temporelle de l’ordre de la milliseconde. Une résolution temporelle qui est donc bien inférieure au temps qu’il faut pour prendre la décision d’appuyer sur un bouton à la suite d’un signal lumineux. Dès lors, et malgré la résolution spatiale médiocre de l’EEG, on comprend tout de suite l’intérêt de cette technique.

Malgré cela, le casque ou le bonnet EEG ne fait pas tout ! Au départ, les casques ou bonnets EEG sont de simples outils d’enregistrement. La différence entre BCI et EEG réside dans l’utilisation qui en est faite.

Les chercheurs et les médecins récupèrent les signaux EEG qui sont alors transférés sur un ordinateur et analysés afin de répondre à des hypothèses de recherches ou résoudre des problèmes cliniques. Etant donné la complexité des calculs et le temps qu’il faut pour effectuer certaines analyses statistiques, ces logiciels sont, la plupart du temps, utilisés en différé par rapport au temps de l’enregistrement. Pour une BCI, cela n’est pas possible, le calcul doit être rapide et online.

Un autre souci des signaux biologiques est leur variabilité. Celle-ci est à la fois intra –individuelle (le même individu à deux instants donnés) et inter-individuelle (entre deux individus.

Afin de pouvoir généraliser leurs hypothèses, les chercheurs incluent classiquement dans leurs études un échantillon de participants représentatif de la population générale. On pourrait toujours tenter de faire usage d’une norme pour tel ou tel signal mais généralement une BCI doit avant tout être calibrée sur les signaux qui sont ceux de celui qui en est le porteur. C’est donc surtout l’usage qu’on veut faire du casque d’EEG qui le transforme en BCI. 

En résumé, pour les BCI, le signal doit rapidement induire une commande ou enregistrer un état. C’est un signal unique, propre à l’individu qui porte l’interface mais qui doit aussi pouvoir être retrouvé chez n’importe quel autre utilisateur pour que l’interface soit commercialisable. En pratique, il n’est donc pas possible de soumettre le signal à des analyses compliquées à chaque fois qu’il apparaît. Il faut un signal qui soit mesurable chez tout le monde et qui soit suffisamment robuste au travers des répétitions. La personne qui s’apprête à utiliser l’interface BCI ne peut pas reproduire seule ce que les chercheurs ont réussi à conclure à partir de l’observation de plusieurs centaines d’individus ; eux-mêmes soumis à des dizaines de stimulations différentes. La phase de calibration de l’appareil doit s’appuyer sur des signaux qui sont connus et suffisamment bien décrits par les chercheurs.

Pour autant, et afin de prendre en compte les fortes variabilités intra ou inter-individuelles, on peut envisager une calibration ou un apprentissage permettant d’adapter la détection et l’interprétation des signaux par rapport à un état de référence produit par l’individu lui même (approche différentielle). 

Les signaux utilisés dans les BCI sont des signaux largement documentés dans le domaine des neurosciences. Paramétrer une BCI, c’est un peu lui dire : « voilà à quoi ressemble le signal que tu t’attendais à observer chez moi, non loin de cette électrode ». Si, en amont, l’existence du signal fait débat dans la littérature scientifique, il serait hasardeux de s’en servir via une BCI.

Notre sentiment de chercheurs vis-à-vis des BCI est que la découverte de signaux cérébraux reproductibles chez plusieurs individus précède de trop celle de l’attribution de leur rôle fonctionnel.

Aujourd’hui, de nombreux signaux sont connus (les rythmes cérébraux pour ne citer qu’eux) sans pour autant qu’on sache bien ce qu’ils reflètent sur le plan fonctionnel (même si quelques hypothèses ont pu être émises). Le lien entre la cartographie des signaux et la cartographie fonctionnelle est loin d’être établi.

Aujourd’hui, nous ne connaissons pas les effets d’une mise en jeu intensive de ces signaux dans le but de faire fonctionner une BCI et il serait prudent de tester ces effets avant de vouloir distribuer cette BCI au grand public. En attendant, le principe de précaution pourrait s’appliquer. De plus, c’est un débat d’éthique qui ne doit pas seulement avoir lieu au sein des équipes qui créent ces interfaces.

Mes remerciements à Olivier Dufor et Gilles Coppin de Telecom Bretagne, qui m’ont permis de comprendre le fonctionnement de ces interfaces entre le cerveau et la machine et de définir leur capacité à réinventer nos usages.

Olivier Dufor : Post-doctorant et Ingénieur de recherche au département Electronique de Télécom-Bretagne. Il est docteur en neuropsychologie. Son travail consiste à faire le lien entre le comportement humain et les différentes mesures issues du fonctionnement cérébral normal ou altéré chez des patients atteints de pathologies cérébrales. Ses intérêts de recherches sont essentiellement en rapport avec le langage. 

Gilles Coppin : Professeur à Telecom Bretagne au département LUSSI (Logiques des Usages, Sciences Sociales et sciences de l’Information). Responsable du groupe CID (Connaissance, Information, Décision) de l’UMR 6285 Lab-STICC. Ses principaux thèmes d’intérêt portent sur la coopération homme-machine, l’aide à la décision et la modélisation mathématique de comportements. Gilles Coppin est actuellement impliqués dans de nombreux projets relatifs à la mesure et l’utilisation d’états émotionnels et de stress pour la mise au point d’interactions homme-machine.

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4 commentaires
4 commentaires
  1. Effectivement c’est un bon article bien fait, bien exprimé. L’essentiel dans toute découverte qu’est-ce que ça peut apporter à nous autres humains comme bienfait, où il ne s’agit pas de quel potentiel commercial.
    Moralisé les temps modernes est une option crucial à prendre en considération.

  2. La science fascine et fait peur à la fois. Votre article donne envie d’en savoir plus et à la fois la crainte est toujours là, celle de plonger dans un monde déshumanisé, et toujours cette question ” à qui vont profiter de telles recherches ?”

  3. yeah yeah yeah j’aime l’idée de ces interfaces Hommes-machines.
    Sinon, un livre intéressant pour comprendre les concepts de reseaux : Networks for the brain de Sporns.

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