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Une audition de taille, pour une affaire de poids

Ils étaient des “success stories”, mais ils représentent aujourd’hui le poids de certains pays. Les GAFA, étouffants pour le modèle libéral américain ?

Difficile à croire que l’Amérique puisse douter de son économie à cause de ses quatre entreprises les plus influentes. Google, Apple, Facebook et Amazon ont pourtant été appelés à prendre part à une audition historique, mercredi 29 juillet, pour répondre aux questions des 15 représentants du sous-comité sur la concurrence de la chambre des Représentants des États-Unis. Un mot d’ordre clair pour le Président démocrate de l’audition David Cicilline : « certains devront être démantelés, tous doivent être réglementés et tenus responsables ».

Elles étaient des « success stories », nées parfaitement dans les règles de l’art du rêve américain. Pourtant, aujourd’hui (et d’autant plus depuis la crise sanitaire liée à l’épidémie de COVID-19), ces quatre plus grosses entreprises de la Tech représentent le poids de nombreux pays, au risque de tuer le moteur même de l’économie nord-américaine. « Les États-Unis risquent de perdre leur capacité d’innovation » mettait en garde Cicilline l’année dernière lors d’une audition relativement équivalente.

13 heures à Washington, 19 heures en France : l’atmosphère s’est tendue au Congrès, à l’annonce du début de la séance. Son heure de retard n’aura rien changé au protocole : la plupart des représentants ont rejoint leur siège, devant un écran diffusant le flux vidéo des quatre PDG les plus influents du pays, Sundar Pichai pour Google, Tim Cook pour Apple, Mark Zuckerberg pour Facebook et Jeff Bezos pour Amazon. Une audience de taille, pour une affaire de poids.

GAFA audition congres
Jeff Bezos, Mark Zuckerberg, Sundar Pichai et Tim Cook. Les quatre PDG des GAFA, réunit pour une audition exceptionnelle © Presse-citron.net

Apparition historique

Le discours d’introduction du président du sous-comité aura eu le mérite de rappeler le contexte du rendez-vous au sommet de la Tech. « Je demande à ce que vous portiez votre masque, à part si vous prenez la parole », annonçait le président, quelques secondes après avoir ouvert la séance par un frappement de son marteau, signe de l’autorité et de l’arbitrage utilisé dans la chambre basse. « Difficile est-il de croire qu’il est possible que notre économie sortira de la crise encore plus concentrée et consolidée qu’auparavant. Ces entreprises (les GAFA ndlr) sont des artères du commerce et des communications, parce que ces entreprises sont tellement centrales à notre vie que leurs pratiques et décisions commerciales ont un effet extérieur sur notre économie et notre démocratie » ajoutait le démocrate, représentant de Rhode Island depuis 2011.

Pour respecter les gestes barrière, donc, la séance s’est tenue à distance pour chacun des dirigeants. Tous n’ont pas la même habitude à cet exercice, et cette audience a pris une allure historique alors que Jeff Bezos inaugurait sa première venue sous les projecteurs du Congrès, et sous les yeux du grand public. Mark Zuckerberg quant à lui, était plus familier avec l’exercice. En avril 2018 et en octobre 2019, lors de ses deux dernières interventions, le milliardaire avait pu répondre aux questions des législateurs en présence physique. Enfin, cette audience était aussi la première dans laquelle les quatre dirigeants des GAFA s’entretenaient en même temps sur des sujets en cohérence avec leurs activités respectives. L’occasion de mettre en avant un point souvent sous-estimé dans leur succès : leur (presque) parfaite cohabitation dans des domaines d’activité de la tech souvent proches et concurrentiels.

Présentations calibrées

L’Amérique faisait face ce soir-là à un dilemme de taille : ses quatre plus gros succès risquent de poser problème pour l’essence même du modèle américain, libéral et concurrentiel. Le but pour Google, Apple, Facebook et Amazon : prouver que malgré leurs plus de 5 000 milliards de dollars de valorisation cumulée, elles ne sont finalement pas si puissantes et étouffantes. Après quelques minutes d’audience, ce fut leur tour pour introduire leur présence. Jeff Bezos fut le premier à prendre la parole, puis Sundar Pichai, Tim Cook et Mark Zuckerberg.

Ces quatre premières interventions furent intéressantes pour aborder quatre des principaux éléments de réponses des PDG pendant l’audition. Le New York Times recensait par exemple qu’à 11 reprises le dirigeant de Google avait exprimé que son entreprise était profitable au pays, en termes d’investissement et d’outils. Tim Cook réunissait ses compères en évoquant la compétition américaine avec la Chine, en avançant qu’ils n’étaient pas ceux auxquels il fallait se méfier.

Mark Zuckerberg, quant à lui, a débuté son audience par une déclaration forte au sujet de la concurrence. L’homme pouvait présager que l’audition allait demander des comptes au groupe sur ses différents rachats l’entraînant à constituer un monopole sur les médias sociaux, et suivre une potentielle stratégie pour étouffer la concurrence. « Dans de nombreux domaines, nous sommes en retard sur nos concurrents. Le service de messagerie le plus populaire aux États-Unis est iMessage. L’application qui se développe le plus est TikTok. L’application la plus populaire pour la vidéo est YouTube. La plate-forme publicitaire qui connaît la plus forte croissance est Amazon. La plus grande plateforme de publicité est Google », déclarait l’homme, assis devant une caméra cadrée avec une légère contre-plongée.

217 questions posées, Tim Cook en retrait

En parallèle d’une audience historique pour les quatre dirigeants des plus importantes entreprises de la tech de la planète, ce fut aussi l’occasion de découvrir deux Amériques, à moins de 100 jours des élections présidentielles. Pour l’occasion, les quinze représentants du sous-comité se sont donnés à cœur joie de ne pas se montrer indiscrets sur leurs convictions : les démocrates étaient globalement davantage centrés sur des questions liées à des pratiques anticoncurrentielles, quand les républicains se sont régulièrement écartés du sujet en questionnant les sociétés et leur conduite à faire taire les idées des conservateurs. « Je voudrais attirer votre attention sur les questions relatives au droit anticoncurrentiel plutôt que sur les théories marginales du complot », s’exclamait la démocrate Mary Gay Scanlon, à l’un de ses homologues membre du Parti républicain.

Les plus de cinq heures d’audience ont été représentatives de cette situation politique aux États-Unis, mais également d’une ironie maladroite, au bout de la quarantième minute. L’audience a dû être suspendue, pour cause d’un problème technique sur le flux vidéo de Jeff Bezos, alors que la question du choix de la plateforme pour accueillir la visioconférence rappelait la prédominance américaine dans les plateformes d’appels vidéo. Un problème informatique qui malgré tout, aura permis à l’homme le plus riche du monde de pouvoir être écarté des questions des représentants pendant plus d’une demi-heure.

Au final, 217 questions ont été posées durant la séance. Sur le papier, les quinze membres du sous-comité, en charge d’interroger les dirigeants, avaient droit à quatre tours de cinq minutes chacun pour poser leur question et prendre note des réponses. Mark Zuckerberg fut le plus sollicité, avec un recensement du New York Times établi à 62 questions, proche des 61 à destination de Sundar Pichai et 59 pour Jeff Bezos. Tim Cook, en retrait, a suivi un traitement singulier. Son retrait était bien perfectible tout au long de la séance. Lors de la pause au bout du troisième tour de questions, le PDG d’Apple n’était qu’à 12 sollicitations contre 33 pour Google. En fin de séance, seulement 35 questions lui auront été posées, près de deux fois moins que les autres.

Congres GAFA
Situation délicate après 40 minutes d’audition. La séance est suspendue. Faute d’un flux de visioconférence défaillant © Presse-citron.net

« Plutôt que de rivaliser avec lui, Facebook l’a racheté »

Si Mark Zuckerberg fut le plus sollicité, c’est avant tout par la présentation de documents confidentiels auxquels le sous-comité a pu mettre la main lors de son enquête. Plus d’un an après le début de son investigation dans laquelle 1,3 million de documents auront été analysés au sujet des GAFA, Facebook a dû faire face à des interrogations embarrassantes sur son rachat d’Instagram. Les faits remontent à 2012. La représentante démocrate Pramila Jayapal expliquait croire que Facebook se serait mis « en mode destruction » si les co-fondateurs d’Instagram Mike Krieger et Kevin Systrom refusaient de vendre leur bébé. Selon les documents à l’appui, lors du rachat, Instagram était vue par Facebook comme « une menace concurrentielle » qui devait être traitée, « une menace puissante qui pourrait détourner les affaires de Facebook », cite-t-on d’un document. Pour le représentant républicain Jim Sensenbrenner, Instagram était vue comme une menace et « plutôt que de rivaliser avec lui, Facebook l’a racheté ».

Mis à part ses différentes sollicitations au sujet de sa puissance sur le e-commerce, Jeff Bezos a aussi été interrogé sur les différentes activités alternatives que mène Amazon. Dans un article publié quelques jours avant l’audience, l’écrivain et spécialiste des GAFA Scott Galloway a montré que 82 % des Américains étaient membres Amazon Prime en 2019. À titre de comparaison, 77 % du pays décore son sapin de Noël… En outre, son activité avec AWS (Amazon Web Services) fut aussi à l’honneur en seconde partie de séance. Le service de cloud est accusé de voler des produits stockés. « Pas que je sache » répondit Jeff Bezos. Bien que le sujet soit méconnu du grand public, AWS est aujourd’hui un monstre de puissance pour Amazon, avec ses 34 % de parts de marché, la branche née en 2006 a été par exemple retenue par la NASA, la CIA, mais aussi Netflix et Disney pour le stockage et le traitement de leurs plateformes numériques.

Une perte de temps

Twitter a été le théâtre des commentaires de journalistes et influents du monde de la tech, pour donner leur avis sur l’audition des GAFA. La plupart du temps, la critique se faisait au sujet de l’attention portée aux réponses des dirigeants. Certains souhaitaient qu’ils répondent plus franchement, par oui ou par non, d’autres qu’ils aient plus de temps pour détailler leurs explications. « Une telle perte de temps », écrivait un internaute sur le réseau social à l’oiseau bleu. Le célèbre youtubeur Marques Brownlee regrettait quant à lui le souci informatique au bout de la quarantième minute : « Ne serait-il pas formidable que les gens qui dirigent le pays comprennent comment Internet fonctionne » écrivait-il sur Twitter.

Cette frustration au sujet des représentants élus s’en est complétée d’une belle erreur dans l’adresse d’une question. Jim Sensenbrenner, représentant républicain, se plaignait lors de son premier tour de question à Mark Zuckerberg que le compte du président Donald Trump fut censuré au sujet de certains tweets au sujet des effets de l’hydroxychloroquine. Un message adressé à la mauvaise personne, auquel le PDG de Facebook a répondu calmement : « Député – d’abord, pour être clair, je pense que ce dont vous parlez s’est passé sur Twitter, donc c’est difficile pour moi de parler de ça ».

Le représentant républicain Greg Steube, de Floride, évoquait quant à lui un certain détail que de nombreux auditeurs se sont empressés de critiquer, venant souligner le côté personnel et politique d’une telle demande. « Mes parents, qui ont un compte Gmail, ne reçoivent pas mes e-mails de campagne », a-t-il déclaré à Sundar Pichai, avant d’ajouter : « un de mes supporters m’a appelé et m’a dit: Hé, je veux juste que vous sachiez que mon compte Gmail prend soudainement vos e-mails de campagne dans mes dossiers indésirables alors que je les recevais depuis presque 10 ans ».

La faute aux autres

Sont-ils trop gros, trop dominants ? La venue des quatre dirigeants des GAFA au Congrès américain aura eu l’avantage de montrer la véritable synergie qui s’est installée entre les quatre sociétés. Loin d’être concurrentes, elles opèrent pourtant sur des secteurs très proches les unes des autres, mais qui se révèle profitable à leur croissance commune et collective. Une stratégie sous-entendue d’oligopole sur la tech, ce qui peut se traduire par une interdépendance de chacun des géants. Amazon achète des publicités à Facebook, Apple a besoin d’Amazon, et tous travaillent avec Google, « la porte d’entrée à Internet », pour le président David Cicilline.

À quelques reprises pourtant, les questions posées par les représentants de la chambre basse ont poussé les dirigeants à taper sur leurs homologues. Jeff Bezos en fut le plus virulent certainement, au sujet de Facebook. « Ce que je trouve un peu décourageant, c’est qu’il me semble que les médias sociaux sont une machine à détruire les nuances et je ne pense pas que cela soit utile pour une démocratie ». Une confrontation directe ; et une accusation relativement similaire entre Facebook et Amazon. Le réseau social tuerait le journalisme, quand Amazon tuerait le monde littéraire.

Le reste du temps, c’est la Chine qui fut au cœur des condamnations des GAFA. Pour se défendre de ne pas être des freins à la concurrence, ils ont chacun leur tour évoqué leur rôle dans l’innovation mondiale et la concurrence chinoise. Rendue populaire alors que Jeff Bezos avait coupé son micro pour répondre, une question du représentant Greg Steube a sollicité les dirigeants pour connaître leur avis si la Chine volait la technologie aux entreprises américaines. Mark Zuckerberg fut le plus clair en répondant : « je pense qu’il est bien documenté que les Chinois volent la technologie aux entreprises américaines ».

L’homme du soir

Au terme de 5 heures et 30 minutes d’audience, coupées par deux pauses d’une dizaine de minutes, le président du sous-comité David Cicilline reprit la parole pour mettre à terme à la séance. Ses mots, certainement préparés et planifiés bien avant hier soir, prirent une ligne dure dans les conclusions du sous-comité : « cette audition m’a montré un fait clair : ces entreprises, telles qu’elles existent aujourd’hui, ont un pouvoir de monopole ». Du haut de ses 59 ans, l’originaire de Providence dans le Rhode Island fut maître de cérémonie, mais aussi l’homme au dernier mot, symbolique de son leadership dans l’enquête du Congrès face aux GAFA.

En plongeant dans son histoire, on y découvre un consommateur lambda des produits et services des géants de la tech. « Il conduit une Tesla, écrit ses propres tweets et achète parfois des livres et des films sur Amazon », écrivait le journaliste au New York Times Steve Lohr, en décembre 2019. Son intérêt pour la concurrence sur le marché naissait en 2016 lorsque le démocrate Jerrold Nadler, à la tête du Comité judiciaire de la Chambre des Représentants, l’avait poussé à prendre le gouvernail du parti pour faire monter les dossiers anticoncurrentiels dans la chambre basse.

Le New York Times rappelait ainsi que David Cicilline trouva sa motivation au fur et à mesure de constater un écart des inégalités de richesse dans l’Etat fédéral, alors que la classe moyenne ne voyait pas ses revenus évoluer de la même manière que le niveau de vie des plus aisés, tendance représentative de la montée en puissance de la Silicon Valley. « L’inquisiteur de la Big Tech », comme il est aujourd’hui appelé, a pris son rôle à cœur et s’est placé comme un fervent partisan – et leader – de la lutte. « Nous sommes le seul groupe », songeait l’année dernière Cicilline à propos du sous-comité, « qui a la capacité de proposer réellement une solution ».

À 18h30, lors de sa dernière prise de parole venant conclure l’audition, David Cicciline finit par faire un bilan planificateur pour la suite. « Certains doivent être démantelés, tous doivent être réglementés et tenus pour responsables ». Un dernier clin d’œil loin d’être anodin aux barons voleurs des années vingt – John D. Rockefeller et Andrew Carnegie – puis un coup de marteau retentissant.

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1 commentaire
1 commentaire
  1. Oui, certains doivent être démantelés, pour ne pas dire tous ! Mais cela concerne le numérique.

    Il existe un autre monopole dans le secteur de la santé dont il faudrait se préoccuper.

    Actuellement la fondation Bill et Meinda Gates détient un monopole sur tout ce domaine, notamment par le trust sur lequel elle s’adosse et dont elle tire ses revenus. (Bill Gates ne la finance pas, il finance le fonds d’investissement qui est à sa base. Et ce sont les revenus de ce fonds -placés entre autres dans des labos- qui financent la fondation).

    A mon sens, il faut enquêter également sur cet abus de position dominante et démanteler la Fondation Bill Gates

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