Les chiffres sont pour le moins impressionnants. L’an dernier, Alibaba et JD.com ont enregistré un chiffre d’affaires record de 139 milliards de dollars à l’occasion de la fête des célibataires (“Single Days”), le plus grand événement commercial du monde. De son côté, TikTok, détenue par ByteDance, est l’application la plus téléchargée et devance WhatsApp, propriété de Facebook.
Pour mieux comprendre l’ascension fulgurante de ces grandes entreprises technologiques chinoises, nous avons interviewé Guoli Chen, professeur de stratégie à l’Institut européen d’administration des affaires (INSEAD), une école privée de management basée à à Fontainebleau, Singapour, et Abu Dhabi.
Dans son livre « Seeing the Unseen: Behind Chinese Tech Giants’ Global Venturing », il a réuni plus de 300 heures d’entretiens avec des investisseurs, entrepreneurs et dirigeants, tous connaisseurs des entreprises de la Tech en Chine. Il analyse et décrypte les stratégies mises en place par ces nouveaux géants et leurs succès.
Presse-citron : Dans votre ouvrage, vous revenez sur l’impressionnante ascension de groupes comme Alibaba, Tencent et Xiaomi. Pouvez-vous nous expliquer comment ces entreprises sont devenues des géants de la technologie aussi rapidement ?
C’est une combinaison de macro et micro facteurs. D’un point de vue macroéconomique, nous sommes façonnés par l’environnement dans lequel nous évoluons. La Chine, qui a connu une forte croissance ces vingt dernières années, a créé le potentiel nécessaire pour que les entreprises technologiques se développent et deviennent des géants.
C’est-à-dire un marché unique d’un milliard de personnes avec un revenu disponible croissant ; la construction de réseaux de transport et de télécommunication et le déploiement de la téléphonie mobile ont posé les jalons du commerce électronique, de la livraison de repas, du nouveau modèle de vente au détail et de nombreux autres modèles commerciaux.
C’est aujourd’hui un gigantesque marché national dans lequel l’entrepreneuriat technologique peut se développer rapidement. Plus l’étang est grand, plus les poissons peuvent grossir.
Les multinationales américaines et européennes sont trop “arrogantes” pour trouver leur place sur le marché chinois.
D’un point de vue microéconomique, les dernières décennies ont été marquées par une vague d’entreprises ambitieuses aux débuts modestes, mais qui comprenaient parfaitement les difficultés rencontrées par les nombreux consommateurs chinois lambda. Elles se sont copiées les unes les autres, se sont livrées à une concurrence féroce, ont tiré les leçons du passé et se sont rapidement adaptées, ce qui leur a permis de mettre au point des modèles commerciaux innovants qui fonctionnent très bien en Chine, puis de les développer à plus grande échelle en raison de l’environnement macroéconomique mentionné ci-dessus.
Une autre raison est que de nombreuses multinationales américaines et européennes sont trop “arrogantes” pour trouver leur place sur le marché chinois. En apparence, il s’agit d’un problème de produit (ou de service) inadapté à la localisation géographique. Cependant, sur le fond, il y a aussi des problèmes liés aux personnes, à l’entreprise et au leadership, auxquels de nombreuses multinationales sont confrontées lorsqu’elles s’implantent sur des marchés étrangers. Nous avons observé des problèmes similaires chez les entreprises technologiques chinoises lorsqu’elles quittent la Chine pour s’engager dans une expansion mondiale ou à l’étranger.
Presse-citron : Le cas de Shein est particulièrement intéressant. Quelles sont les clés du succès de cette entreprise ?
Shein est une pure plateforme numérique en ligne spécialisée dans le commerce électronique international. Du côté de la demande, Shein a extrêmement bien compris les consommateurs et les marchés grâce aux données instantanées collectées à partir des comportements de navigation et d’achat des clients sur internet, ainsi que des données tirées des réseaux sociaux. Les big data aident Shein à anticiper les tendances de la mode.
Du côté de l’offre, Shein a développé un écosystème de chaîne d’approvisionnement flexible à Guangdong, en Chine. Par rapport aux entreprises de la fast fashion traditionnelles, telles que Zara et H&M, SheIn est devenue une entreprise d’ultra-fast fashion, avec plus de 150 000 nouvelles références lancées chaque année (contre 12 000 références par an pour Zara).
Shein a un cycle de production plus court, et la quantité minimale par lot est de 100 pièces (ou même moins), contre 500 pièces pour Zara. Ainsi, Shein peut réagir plus rapidement face à la demande sur le marché et augmenter sa production si nécessaire. Outre la collaboration étroite avec ses fournisseurs, l’autre compétence majeure de Shein est sa capacité numérique. Shein est une entreprise de haute technologie, pas une entreprise de mode traditionnelle. Elle applique simplement sa capacité numérique au secteur de la fast fashion.
Presse-citron : Récemment, le gouvernement chinois a pris des mesures sévères à l’encontre de certains géants chinois de la technologie et de leurs dirigeants. Pouvez-vous expliquer la logique qui sous-tend cette prise de pouvoir ? Cette politique peut-elle durer ?
Notre livre tente de fournir une explication au récent changement intervenu en Chine à l’égard des entreprises technologiques (même si nous ne sommes pas entièrement d’accord avec la logique sous-jacente et en voyons les inconvénients potentiels).
Après des années de concurrence effrénée et féroce, il semble que la technologie en Chine ait atteint un point de rupture : “tout le monde est obligé de travailler plus dur pour un rendement supplémentaire très faible – on parle alors d’involution”.
Sur le front de l’antitrust, le gouvernement a été très actif – Tencent Music a été contraint de renoncer aux droits de distribution exclusifs avec les labels de musique ; Meituan a été condamné à une amende pour avoir forcé les distributeurs à choisir leur camp.
Pour résumer, le gouvernement chinois dit souhaiter créer une prospérité commune ou une société égalitaire grâce à ces initiatives. Certains problèmes sont apparus compte tenu des positions dominantes des entreprises technologiques, tant aux États-Unis qu’en Chine. Je pense notamment aux effets du principe du « vainqueur qui rafle tout », au fossé des richesses, ou encore à la polarisation de la société due à la manipulation des réseaux sociaux et des applications.
Cependant, contrairement aux États-Unis qui ont tendance à être plus conservateurs dans la gestion de ces problèmes, le gouvernement chinois est moins patient et hésite moins à recourir à la “main visible” pour réformer la société et tenter d’éviter les écueils que ses voisins d’Asie de l’Est ont subis après une période de forte croissance économique.
Presse-citron : En 2022, où en sont les grandes entreprises technologiques chinoises ?
Il y a de moins en moins d’opportunités dans la Chine intérieure, et beaucoup d’entre elles sont déterminées à se développer sur les marchés de l’étranger.
Presse-citron : Vous dites dans votre livre que ces géants de la Tech sont partis à la conquête du monde, quels sont leurs atouts pour y parvenir ?
Désolé, si je vous donne la fausse impression que ces grandes entreprises veulent “conquérir” le monde. Toute entreprise a tendance à s’internationaliser une fois qu’elle a réussi sur le marché national.
La mondialisation est une suite, ou une partie de la croissance de l’organisation dans sa dimension géographique. Cependant, certaines entreprises chinoises, comme Shein, étaient déjà internationales à leur naissance car elles ne réalisent pas de ventes en Chine). D’autres utilisent des modèles commerciaux développés en Chine pour s’ouvrir à l’étranger (comme les superapps, le commerce électronique en direct).
Ne sous-estimez pas l’instinct de survie des entreprises chinoises.
Ces expansions à l’échelle mondiale sont également confrontées à de grandes difficultés. Toutefois, ne sous-estimez pas l’instinct de survie des entreprises chinoises. Certaines d’entre elles échoueront au cours de leur odyssée à l’étranger, mais elles apprendront collectivement les unes des autres, s’appuieront les unes sur les autres et certaines finiront par se démarquer et exceller.
Pour répondre à votre question, je pense que les principaux atouts dont elles disposent sont les suivants : une forte capacité de production en Chine et un écosystème de chaîne d’approvisionnement efficace (pour le commerce électronique au-delà des frontières) ; des milliards de consommateurs pour tester/développer des modèles commerciaux ; une main-d’œuvre abondante bien formée et travailleuse ; un marché intérieur hautement concurrentiel qui cultive une génération de travailleurs talentueux, d’entrepreneurs et de dirigeants ambitieux et d’organisations agiles.
Presse-citron : Quels sont les obstacles qui pourraient entraver cette expansion ?
Les obstacles et les difficultés sont multiples. Un gigantesque marché intérieur chinois est une arme à double tranchant. D’un côté, il peut fournir les capitaux et les talents humains nécessaires à l’expansion à l’étranger. De l’autre, tout changement sur le marché chinois accaparera l’attention des dirigeants, ce qui les rendra moins attentifs au marché mondial.
Dans l’ensemble, les questions relatives aux personnes, à l’entreprise, au produit et au leadership se répètent sans cesse. Par exemple, en ce qui concerne le leadership, disposez-vous de la latitude mentale nécessaire pour faire face aux challengers qui se présentent sur les marchés étrangers et prendre les décisions qui s’imposent ?
Quel serait le processus de décision si les performances de l’entreprise à l’étranger s’avéraient très différentes des attentes initiales ? Serez-vous suffisamment humble et ouvert d’esprit pour tirer les bonnes informations du marché local, apprendre et vous adapter (en effet, on peut devenir trop confiant et arrogant après avoir réussi sur le marché intérieur chinois) ? Votre entreprise dispose-t-elle des capacités nécessaires pour mener à bien son expansion ? Si ce n’est pas le cas, comment pouvez-vous, en tant que dirigeant, développer ces capacités ?
Presse-citron : Ces entreprises menacent clairement l’hégémonie des GAFAM. Quelles sont les relations entre les entreprises chinoises et les géants américains de la technologie ? La concurrence est-elle totale ou existe-t-il des collaborations et des interdépendances ?
Du point de vue des entreprises, il est certain qu’elles sont en concurrence au niveau mondial. J’aimerais souligner que la concurrence ne va pas dans le sens d’une simple rivalité entre les entreprises chinoises et américaines, car les géants américains de la technologie sont aussi en concurrence avec d’autres entreprises américaines (Meta vs Google), et les géants chinois sont aussi en concurrence avec d’autres entreprises chinoises (Alibaba vs PDD/Meituan).
Il y a quelques dizaines d’années, le mouvement des idées et des innovations commerciales se faisait dans une seule direction : les entreprises chinoises copiant les entreprises américaines. Aujourd’hui, il y a davantage de pollinisation croisée des modèles commerciaux, notamment de la Chine vers les États-Unis. On peut par exemple citer cas de Meta/Facebook qui met toutes ses forces dans les Reels, un produit vidéo de courte durée qui ressemble beaucoup à ce que propose TikTok/ByteDance. Ce phénomène se produit aussi des marchés émergents vers d’autres marchés émergents.
En ce qui concerne la relation sino-américaine, je pense qu’une dissociation complète est peu probable, mais nous ne nous attendons pas à ce que le monde revienne aux jours heureux de la mondialisation. La joute entre la Chine et les États-Unis se poursuivra pendant au moins dix ou vingt ans. Nous devons nous y préparer, en limitant les risques mais aussi en saisissant les opportunités qui se présenteront.
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