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“N’exagérons pas l’influence des réseaux sociaux sur les électeurs”

QAnon, résultats contestés de l’élection présidentielle, désinformation… Les réseaux sociaux occupent désormais une place centrale dans la vie politique américaine. Nous avons fait le point avec deux spécialistes des Etats-Unis pour y voir plus clair.

Un an après l’élection de Joe Biden et la défaite électorale de Donald Trump, où vont les États-Unis ? Dans “Les illusions perdues de l’Amérique démocrate” (éditions Vendémiaire, octobre 2021), le journaliste spécialiste des États-Unis, Christophe Le Boucher, et l’activiste Clément Pairot, dressent le portrait d’une démocratie à bout de souffle.

Si le courant progressiste semble porteur d’un renouveau politique, le mandat de Donald Trump a profondément divisé le pays tout en exacerbant ses problèmes. Partant de cette expérience américaine, et alors que l’élection présidentielle française approche, nous avons parlé du rôle joué par les réseaux sociaux, devenus un nouveau terrain d’affrontement politique. Entretien.

Presse-citron : Dans la foulée du 6 janvier, Donald Trump a été banni de la plupart des grandes plateformes. Vous qui suivez l’actualité politique américaine au quotidien, comment expliquez cette décision ? Quel a été son impact sur le jeu politique ?

Christophe Le Boucher : Le bannissement de Donald Trump a été le point culminant d’une lutte entre démocrates et républicains pour influencer les règles de fonctionnement des plateformes. Facebook avait été lourdement mis en cause par Hillary Clinton et une partie de la presse américaine après l’électrochoc de 2016.

Une fois à la Maison-Blanche, Donald Trump aurait obtenu de Mark Zuckerberg la promesse que Facebook continuerait de laisser les politiciens tels que lui diffuser des publicités politiques ciblées sans vérifier la véracité des messages ou modérer les contenus. Une pratique que la jeune élue socialiste Alexandria Ocasio-Cortez avait fustigée lors d’une audition parlementaire sous serment de Zuckerberg, devenue virale.

Depuis, la question de la modération des contenus (sponsorisés ou non) n’a eu de cesse de revenir dans le débat public, les plateformes tendant à refuser de céder aux pressions des démocrates au nom de la liberté d’expression, mais plus vraisemblablement par intérêt financier. Cependant, deux événements ont contraint les plateformes à changer d’approche.

D’abord le piratage présumé de l’ordinateur du fils de Joe Biden à deux semaines de l’élection de novembre 2020. Le New York Post, un tabloïd à très grand tirage, avait sorti un scoop douteux sur la base de ces documents, qui rappelait furieusement la diffusion des emails d’Hillary Clinton par Wikileaks en 2016. Twitter puis Facebook ont pris peur et bloqué la diffusion de l’article, du jamais vu en termes de censure.

Puis le comportement de Trump pendant les événements du 6 janvier a justifié son bannissement. Depuis, Trump a perdu de son influence médiatique, d’autant plus que les principaux médias le couvrent désormais très peu. Mais il continue d’exercer une mainmise quasi totale sur le parti républicain et son électorat, par l’image qu’il incarne.

Clément Pairot : Cela peut paraître surprenant vu l’obsession que constituait Trump sur les réseaux sociaux durant cinq ans, mais son bannissement n’a ni laissé un grand vide ni fondamentalement réduit l’agressivité entre twittos. C’est juste que l’Amérique ne se réveille plus le matin en commentant des tweets abscons de Donald Trump.

C’est juste que l’Amérique ne se réveille plus le matin en commentant des tweets abscons de Donald Trump.

intrusion au capitole
© Wikipédia

Presse-citron : Donald Trump tente depuis de reprendre la main. Il y a eu sa tentative de créer un blog qui a échoué. Il va bientôt lancer son propre site : Truth Social. Que pensez-vous de cette initiative ? Ne risque-t-il pas de s’isoler et de ne parler qu’à des convaincus ?

Christophe Le Boucher : Clairement, il est frustré de ne plus disposer du mégaphone que lui offraient les réseaux sociaux. Mais lancer sa propre plateforme paraît risqué. D’abord, Trump n’est pas connu pour sa capacité à mener à bien des projets complexes et ambitieux, que ce soit en tant qu’homme d’affaires ou de président. Ensuite, la clé d’un réseau social reste l’engagement, qui est facilité par la conflictualité et l’indignation. Si les démocrates et journalistes ne viennent pas sur son réseau social, les utilisateurs risquent effectivement de tourner en rond et de s’y ennuyer.

Clément Pairot : Par ailleurs, cette démarche semble plus égotique que politique. S’il voulait amener ses soutiens à se structurer pour préparer de futures victoires électorales, ce ne serait pas seulement via un nouveau réseau social mais également des outils de mobilisation sur le terrain pour aller à la rencontrer des citoyens qui ne sont pas dans cette bulle des réseaux sociaux, et qui sont des millions. Cela peut évidemment passer par des outils numériques, mais pas juste des outils qui font du “bruit”.

Presse-citron : En face, Joe Biden, qui approche de sa première année à la Maison-Blanche, a tenu des propos assez agressifs envers les géants du web. Il a par exemple estimé que la désinformation sur les vaccins qui circule sur Facebook “tue des gens”. Mais concrètement qu’ont entrepris les démocrates contre l’emprise des GAFAM depuis un an ?

Christophe Le Boucher : Oui, cette sortie s’inscrit dans une tendance héritée de 2016, qui consiste à faire porter la responsabilité de leurs échecs aux plateformes de réseaux sociaux plutôt que de se remettre en question.

Concrètement, les démocrates – mais également les républicains, sont devant un dilemme. Le Congrès pourrait démanteler Facebook au nom du respect de la concurrence en évoquant les lois antitrust, mais cela ne solutionnerait pas le problème de l’influence des réseaux sociaux. Alternativement, ils pourraient légiférer pour les rendre pénalement responsables des contenus qu’ils diffusent, ce qui tuerait leur business model.

Mais les GAFAM sont des champions nationaux très utiles d’un point de vue géopolitique, et pourvoyeurs de nombreux emplois très bien rémunérés aux États-Unis. Difficile dans ces conditions de les réguler trop fortement.

Truth Social
© France Inter

Presse-citron : Dans le camp du président, l’aile gauche du parti démocrate est montée en puissance au cours de ces dernières années. Elle tente notamment de séduire les jeunes électeurs et les personnes dépolitisées en investissant des réseaux sociaux délaissés par les politiques (lives Twitch et Instagram, stories…) Quel regard portez-vous sur ces différentes stratégies et sur leur efficacité ?

Christophe Le Boucher : De manière générale, il ne faut pas exagérer l’influence des réseaux sociaux et d’internet sur les électeurs. Ces derniers s’informent encore principalement par la télévision et les journaux, selon les enquêtes récentes…

Il ne faut pas exagérer l’influence des réseaux sociaux et d’internet sur les électeurs.

Si on regarde plus en détail par tranche d’âge, on voit que c’est surtout vrai pour les électeurs de plus de 40 ans, mais leur taux de participation aux élections est bien plus élevé que celui des jeunes. Les différents candidats ne s’y trompent pas et allouent l’essentiel de leurs budgets de campagne aux publicités télévisées, pas aux dépenses sur les réseaux sociaux et internet. On l’a vu en 2016 et 2020 où Trump contre Clinton et Biden contre Bernie Sanders ont profité de leur meilleure couverture médiatique à la télévision.

Cela dit, les réseaux sociaux jouent un rôle essentiel pour les candidats plus à gauche, qui touchent un électorat plus jeune.

Clément Pairot : En 2016, cela avait été déterminant pour Sanders dont l’équipe digitale était structurée autour d’anciens d’Occupy Wall Street, qui sont particulièrement efficaces sur ce sujet. L’approche articulait humour (le nombre de mèmes produits sur Sanders à l’époque était impressionnant) et proposition d’action : la plupart des contenus diffusés étaient associés avec un lien vers la page des actions à faire sur le terrain.

Christophe Le Boucher : Les réseaux sociaux sont utiles non seulement pour mobiliser leurs électorats, mais aussi pour lever des fonds. Alexandria Ocasio-Cortez est passée maître dans cet exercice, au point de lever d’avantages de fond auprès des citoyens que les sénateurs démocrates les plus probusiness auprès des grands lobbies. Ironiquement, cet avantage rend la critique des plateformes plus acrobatique !

livre
© Editions Vendémiaire

Presse-citron : Dans votre livre, vous abordez aussi des phénomènes qui ont traversé le mandat de Trump et notamment l’émergence du mouvement QAnon. Les réseaux sociaux ont-ils joué un rôle majeur dans leur montée en puissance, ou était-ce irrémédiable ?

Christophe Le Boucher : Pour QAnon, oui c’est indéniable. Même si de nombreux adeptes y sont venus par le bouche-à-oreille et plusieurs voies détournées que nous détaillons dans notre livre, les réseaux sociaux jouent un rôle déterminant dans le processus de radicalisation. Les gens entendent parler de QAnon, s’inquiètent de la pédophilie pour leurs propres enfants, font “leurs propres recherches”, découvrent une communauté qui confirme leurs biais initiaux.

Ils finissent par se convaincre que les dirigeants démocrates et acteurs hollywoodiens font partie d’une cabale satanique qui dévore des enfants et dirige le pays en secret. Au point de prendre d’assaut le Capitole ou de venir par centaines à Dallas en semaine pour assister au retour attendu de Kennedy, pourtant assassiné il y a plus de soixante ans !

Avec QAnon, ils finissent par se convaincre que les dirigeants démocrates et acteurs hollywoodiens font partie d’une cabale satanique qui dévore des enfants et dirige le pays en secret.

Clément Pairot : Cette tournure assez délirante peut sembler incompréhensible mais elle est rendue possible par un contexte de médiocrité de l’information en général. Tous les médias mainstream ont diffusé ces dernières années des informations fausses (armes de destruction massives, Russiagate, traitement partial de candidats comme Sanders, etc.), souvent sans mea culpa ensuite, amenant l’ensemble du public à confondre les faits et l’opinion, la réalité et les croyances. Pour ramener à la raison ce pays, il faudrait que l’ensemble des médias remettent en question leur manière de traiter l’information.

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