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[détox] Julien Simon (ed. Walrus) : en France, le livre numérique peine à se faire une vraie place

Entretien avec Julien Simon, fondateur des éditions Walrus, sur la transformation digitale du livre et les évolutions du marché de l’édition.

Longtemps, on a annoncé la fin du livre “classique” et son remplacement par le livre numérique, ou e-book. Pourtant, en 2017, le livre résiste encore et toujours à l’invasion numérique qui de son côté continue de subir les foudres des incorruptibles du papier.

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Format numérique v format papier

C’est une évidence, les deux ont toujours eu du mal à cohabiter, ou plutôt on a toujours voulu les opposer. Comme l’explique Julien Simon sur le blog des éditions Walrus : “le livre numérique est aujourd’hui devenu indésirable : l’édition traditionnelle relativise son importance, le nombre de lecteurs semble stagner et même les pure players s’en détournent pour revenir vers le papier, notamment grâce à des solutions d’impression à la demande de plus en plus performantes et accessibles. À parler avec celles et ceux qui ont porté le format de toutes leurs forces depuis le début, on sent une lassitude, un désamour, comme si nous avions le sentiment que nos efforts avaient été des coups d’épée dans l’eau.”

Pour comprendre pourquoi le numérique n’a pas (totalement) réussi à percer dans le monde de l’édition littéraire, contrairement à la musique, la photographie ou le cinéma, je me suis entretenu avec Julien Simon éditeur numérique chez Walrus et observateur aguerri de l’évolution du marché du livre.

Un des premiers éditeurs digital native

Presse-Citron : Pouvez-vous nous parler de WALRUS ?

Walrus est une maison d’édition dédiée au fantastique, à la SF, aux livres dont vous êtes le héros et plus généralement au pulp et aux littératures dites de “mauvais genres”. Pour plaisanter, je dis souvent que Walrus publie ce que personne d’autre n’oserait décemment publier. Notre particularité, c’est que nous avons dès 2010 fait partie des premiers éditeurs digital native — les fameux pure players. Nous publions donc nos livres en numérique, sur les principales librairies en ligne. Depuis peu, nous proposons également une sélection de nos titres en version papier : grâce à l’impression à la demande, nos livres sont désormais disponibles dans toutes les librairies.

P-C : Comment fonctionne l’industrie du livre aujourd’hui (auteur, maison d’édition, publication d’ouvrage, etc.) ? Qu’est-ce que le livre numérique a changé à ce circuit ?

Pour schématiser, le livre est une industrie d’intermédiaires : l’auteur envoie son texte à l’éditeur, qui le valide et l’envoie au correcteur, puis au maquettiste et au graphiste avant d’envoyer à l’imprimeur, qui envoie les livres ainsi fabriqués au distributeur, qui les envoie aux librairies, qui les vendent aux clients.

La véritable révolution du livre numérique, outre la dématérialisation et tous les avantages liés au format lui-même (affichage adaptatif, notes, liens hypertextes, multimédia, etc) réside dans le fait qu’on peut potentiellement se passer de tous ces intermédiaires et vendre en direct de l’auteur au lecteur. Amazon ne s’y est d’ailleurs pas trompé puisque son service d’auto-édition est très populaire, tend à faire de l’ombre aux éditeurs historiques et pèse désormais très lourd dans la balance en terme de chiffre d’affaire.

P-C : Le livre numérique a-t-il réellement bouleversé le marché comment on l’entend souvent ?

Ça dépend où on se place géographiquement : de l’autre côté de l’Atlantique, c’est un raz-de-marée. La part du numérique dans certains secteurs peut atteindre 50%, voire plus. L’année dernière, les éditeurs ont augmenté les prix de leurs livres. Comme on pouvait s’y attendre, les ventes ont donc chuté. Mais ça reste un phénomène de fond, et il n’est plus question de faire marche arrière.

Chez nous en revanche, le numérique peine à se faire une vraie place. Et ça s’explique assez facilement quand on regarde ce qui se passe en librairie : l’industrie tout entière est soutenue par le livre de poche, qui concentre beaucoup de ventes et donc de trésorerie. Mais les droits numériques sont détenus par les éditeurs de grands formats, qui déterminent donc le prix des versions numériques en fonction du prix de la première édition. Résultat, on a des versions numériques à 10, 15€, voire davantage, là où le même livre en papier et en poche coûtera 5 ou 6€. Dans ces conditions, difficile d’imposer le format et même de le rendre crédible.

Les pure players comme nous peuvent adapter leur modèle aux contraintes du numériques. Nous proposons des prix entre 1€ et 6€, ce qui nous semble plus raisonnable au regard de ce qui se fait dans d’autres secteurs comme la musique ou le jeu vidéo.

Proposer une offre numérique différente de l’offre papier

P-C : Certains ouvrages peuvent-ils être publiés uniquement en format numérique ?

Bien sûr : nos plus grands succès de vente sont des séries en plusieurs épisodes, comme Toxic ou Jésus contre Hitler. Le numérique nous permet ainsi de sortir des “mini-livres” — 6 ou 7 par “saison” — et de les proposer à des prix très raisonnables. On ne pourrait pas faire ça en papier, à moins d’imprimer sur du papier de très mauvaise qualité comme les magazines de SF des années 30, les fameux pulps. Et encore, il faudrait ensuite payer la distribution en librairie, le stockage, la diffusion… Autant dire mission impossible, en tout cas pas à ce prix.

Ça nous semble important de répercuter les économies que nous faisons avec le numérique sur le prix de vente. Tout le monde en profite. Et puis au-delà du prix, il y a aussi tous ces ouvrages qui ne pourraient exister qu’en numérique, comme nos livres dont vous êtes le héros qui utilisent des liens hypertextes pour naviguer entre les chapitres ou des ouvrages multimédia et/ou interactifs qui exigent d’être lus sur tablette.

Je pense que ça fait sens aujourd’hui de proposer une offre numérique différente de l’offre papier, d’abord parce que le numérique est un formidable laboratoire et qu’il permet de tester des choses qu’on ne pourrait pas se permettre de tester dans l’économie du papier.

P-C : Aujourd’hui, quel serait les avantages d’un retour au format papier ?

On ne va pas se mentir, le numérique a eu le vent en poupe il y a quelques années, mais le soufflé est un peu retombé ces derniers mois. Nous multiplions les initiatives parce que nous croyons beaucoup au format et que nous sommes persuadés que l’avenir du livre s’y joue, mais notre opinion est minoritaire. Beaucoup de gens restent attachés au papier — moi le premier d’ailleurs, ce n’est pas parce que je lis beaucoup en numérique que je ne continue pas d’acheter aussi beaucoup de livres en librairie — et ne serait-ce que pour le prix, je peux les comprendre. Nous sommes des créatures de chair et de sang, nous sommes matériels, nous avons besoin de tenir des objets dans nos mains et de nous y projeter. Un livre papier fonctionne très bien pour ça. Donc l’avantage de proposer aussi une offre papier, c’est de toucher aussi ce public-là, qui ne jure que par le livre physique et ne lira jamais en numérique.

“Beaucoup de gens restent attachés au format papier, moi le premier”

En ce qui concerne Walrus, le papier restera toujours un “produit dérivé” du numérique : on va dire que c’est une copie de sauvegarde destinée aux collectionneurs, aux irréductibles, aux curieux… et aux libraires. En tant qu’ancien libraire moi-même, je tiens beaucoup à les inclure dans la boucle. Il a pu y avoir une réticence à l’égard du format parce qu’ils s’en sentaient exclus de facto, mais il faut trouver des solutions pour résoudre ce problème. L’impression à la demande en est une : une fois le livre commandé, il est livré sous 48h dans le point de vente ou à la maison. Jamais épuisé, jamais indisponible. Nous croyons beaucoup à la généralisation de l’impression à la demande.

P-C : Dans le cas des livres, un nouvelle expérience de lecture est-elle possible, comme c’est le cas pour les magazines numériques comme celui de Canal Plus ou même la BD Phallaina qui proposait une expérience de lecture originale ?

J’ai adoré Phallaina, j’ai d’ailleurs eu l’occasion de le dire à l’un de ses créateurs, ça faisait longtemps qu’un livre numérique ne m’avait pas procuré une telle émotion. La preuve que ça peut exister. Il y a quelques années, nous avions sorti un livre numérique très innovant sur de nombreux points qui se rapprochait aussi d’une expérience de lecture inédite : Kadath, dont l’action se situait dans l’univers de H. P. Lovecraft. Il avait été originellement édité par les éditions Mnémos, qui nous ont contactés pour en fabriquer une version numérique complètement dingue, où l’on ne naviguait plus dans le livre via des pages ou un sommaire, mais grâce à des cartes, des pop-ups, des images interactives, c’était un truc assez fou pour lequel nous avons été invités dans de nombreuses conférences.

“Le livre numérique est encore un truc de techniciens, il manque un véritable esprit créatif”

Je crois beaucoup à la force de narration du numérique — le web nous le prouve chaque jour. Mais il manque quelque chose dans le numérique : un véritable esprit créatif. Le livre numérique est encore un truc de techniciens, beaucoup d’éditeurs et d’auteurs n’y connaissent pas grand-chose, ils ignorent l’étendue de ce que l’on peut faire avec. Résultat, on se retrouve avec des démonstrations techniques qui n’ont rien d’intéressant d’un point de vue éditorial ou narratif.

Les professionnels doivent se former, c’est capital. Il faut la rencontre de la technique et de l’éditorial pour produire des étincelles : ça a été le cas sur Kadath et sur Phallaina, je crois.

Phallaina, 1ère bande “défilée”

Le transmédia, avenir du livre numérique

P-C : Y a-t-il une véritable différence d’adoption par les lecteurs entre le livre numérique et la bande-dessinée numérique que peut proposer une plateforme comme izneo ?

Je suis un grand lecteur de BD, mais d’après ce que j’ai pu entendre, Izneo n’est pas un grand succès. J’ai moi-même essayé pendant quelques jours, mais j’ai été affligé par la pauvreté du catalogue “illimité” et par le prix très élevé des tomes à l’unité. On y trouve notamment des mangas à 5 ou 6€, soit le prix du papier. Dans ces conditions, il n’y a aucun intérêt à passer au numérique, sauf si peut-être on manque de place à la maison pour stocker ses BD. Aux Etats-Unis, les offres Comixology et Marvel Unlimited sont beaucoup plus intéressantes, mais elles ne sont pas encore disponibles ici. On imagine que, comme Netflix, ça finira par arriver.

P-C : Dans l’un de vos articles, vous parlez du livre numérique comme nouveau média. Comment l’exploiter, que peut-il apporter de plus aux lecteurs ?

Je crois qu’en matière de livre numérique, on n’a pas encore visité 1% du territoire à explorer. Il y a eu quelques expériences, et je crois qu’une partie de l’avenir du livre numérique se situe dans des formats transmédia où la frontière entre fiction et réalité se brouille. La géolocalisation peut permettre d’adapter le contenu d’un livre en fonction de l’endroit où se trouve le lecteur, ou de n’en révéler que certaines parties sur certains lieux par exemple : imaginez un livre policier où il faut se rendre sur les lieux du crime pour connaître l’identité du tueur ou découvrir un enregistrement de caméra de surveillance qui nous mettra sur le voie.

On peut aussi penser des livres qui exploitent pleinement le multimédia, l’interactivité, qui changent avec le temps ou en fonction de nos choix, qui proposent des fins alternatives, des livres dans des interfaces graphiques très élaborées, des livres à énigmes dont il faut démêler les fils… la seule limite dans un contexte technique où il est possible de presque tout faire, c’est l’imagination de l’auteur et de l’éditeur. Et c’est pour cela qu’il est aussi important que ces professionnels des histoires se forment au numérique : pour qu’ils et elles puissent imaginer les livres de demain.

P-C : Le livre numérique a-t-il permis de découvrir de nouveaux auteurs sans passer par les maisons d’édition ?

Oui, c’est arrivé mais ça reste marginal. On cite toujours le cas de 50 Nuances de Grey ou de Silo de Hugh Howey, mais ces succès du numérique sont très vite repérés par des éditeurs “traditionnels” et ils réintègrent très vite la chaîne du livre classique et les librairies.

Le top 100 d’Amazon est connu pour être très surveillé par les éditeurs, qui y cherchent leur prochain succès. En l’absence d’un intérêt et d’un soutien fort des blogs littéraires, des émissions et des spécialistes, le numérique reste une affaire de top, de classement : si on n’est pas dans les dix premiers, on est invisible. Et le problème, c’est que ce sont rarement les livres les plus intéressants qui se retrouvent dans le top.

Si on veut découvrir de nouveaux auteurs qui en valent la peine, il faut que les journalistes dénichent à leur tour des pépites et s’intéressent au format. C’est ce que fait Presse-Citron aujourd’hui, et donc rien que pour ça, merci !


Le livre numérique n’est donc pas l’ennemi du format papier. Il peut se poser en outil complémentaire du livre classique et permettre de diffuser certains contenus plus facilement. Certains ouvrages sont ainsi destinés uniquement au format numérique (on peut penser notamment aux livres blancs). Toutefois, il est temps de repenser significativement le modèle économique du livre numérique, tout comme celui de la musique a été adapté à une consommation numérique (qui aurait pensé, il y a une dizaine d’années, qu’une offre d’abonnement musical fonctionnerait ?).

Merci en tout cas à Julien pour cette vision très intéressante du marché et n’hésitez pas à faire un tour sur le site des éditions Walrus pour vous aussi devenir le héros de votre propre histoire.

Et vous, vous préférez lire un livre de poche ou un gros pavé au format numérique ? Allez, à dans 15 jours.

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Par : Opera
1 commentaire
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  1. Les problèmes des prix délirants par rapport au format poche ainsi que les DRM ont aussi probablement détourné un grand nombre d’utilisateurs d’ebook vers une offre non légale. Ce sera dur les faire revenir vers une offre légale ce qui va encore plus handicaper son développement à moins de vraiment casser les prix ou de proposer des offres d’abonnement.

    Bref, à vouloir trop se gaver, certains ont reproduit le problème de la musique et de la vidéo ce qui les obligent à continuer de promouvoir le papier…

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